Aujourd'hui, tout se passe comme si tous les économistes étaient favorables au processus de mondialisation libérale tel que nous le connaissons, ou du moins n'y trouveraient rien à redire, puisque cette évolution serait naturelle et inéluctable.
C'est évidemment faux. Et c'est d'ailleurs une chose que j'ai du mal à comprendre : pourquoi les forces politiques dites "de gauche" ne parviennent pas à mettre en valeur les travaux d'un certain nombre d'économistes, dont les études et les analyses devraient servir de fondations à l'élaboration de leurs propositions et de leurs discours politiques.
Lorsque les économistes décident de sortir de leur jargon et se donnent la peine d'écrire des bouquins compréhensibles par des êtres humains normalement constitués, on aurait tort de s'en priver. Des livres qui mettent en perspective un certain nombre d'informations et de statistiques, et qui permettent de mieux cerner l'évolution des sociétés. "La tiers mondialisation" de Smaïl Goumeziane fait partie de ceux-là.
Désormais, il n'y aurait qu'un seul monde façonné par une globalisation triomphante et bienfaitrice. Les pays du Sud seraient en phase d'émergence et ceux de l'Est en transition.
S'inscrivant en faux contre cette idéologie ultra libérale, Smaïl Goumeziane retrace l'histoire mouvementée de ces pays et identifie les mécanismes concrets d'une mondialisation qui restructure de fond en comble la planète. Désormais, nous dit l'auteur, un nouveau monde tripolaire se construit avec brutalité. A son sommet, une nouvelle aristocratie mondiale dirige la planète grâce à des fortunes colossales et à la magie de l'informatique, des satellites et des marchés financiers, soutenus en permanence par l'hyper puissance américaine. Face à elle, les autres Etats des pays riches subissent son diktat et reculent devant les forces du marché. Hors de ces deux mondes, la plupart des pays du Sud et de l'Est subissent avec plus ou moins de violence une véritable tiers mondialisation : plus de 5 milliards d'habitants y ont en permanence des conditions de vie et de travail insupportables, sur fond de misère, de revenus dérisoires, de montée en puissance de l'économie informelle, de criminalité et de conflits armés en tous genres. On assiste en fait, selon Smaïl Goumeziane, à une dangereuse dérive économique des continents, dont on ne pourra sortir qu'en s'engageant, à l'initiative des sociétés civiles, dans une autre mondialisation favorisant le développement humain et durable, et l'expansion des libertés pour tous.
Dans un livre sans complaisance, Goumeziane fait une analyse croisée des parcours d'un certain nombre de pays en voie de développement, des différentes stratégies de développement mises en oeuvre, et de leur bilan plus ou moins mitigé.
Il s'intéresse par exemple aux conséquences des taux d'intérêts variables et de la politique monétaire de Ronald Reagan sur les emprunts des pays du tiers-monde. Il met en évidence la situation étonnante dans laquelle se trouvent aujourd'hui certains pays sous-développés, qui ont déjà remboursés trois fois l'intégralité des sommes empruntées, mais qui par le jeu des taux d'intérêts variables et de la variation relative de la valeur des monnaies, ne se trouvent toujours qu'à mi-parcours du remboursement de leurs emprunts.
Mais Goumeziane ne se contente pas d'analyser la situation des pays du tiers-monde. Il analyse également celle des pays développés. C'est à ce chapitre que je m'intéresse dans ce billet, en particulier la sous-partie "Nouveaux riches et nouveaux pauvres". Je donne quelques morceaux choisis, mais l'extrait d'une quinzaine de pages est disponible ici : > EXTRAIT COMPLET <
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En Allemagne, la part des salaires dans le revenu national a diminué de 10% en moins de quinze ans (NDLR : c'est le cas également en France). Ainsi, cette récente explosion des revenus rentiers réduit les revenus directement tirés du travail à des niveaux bas jamais atteints historiquement.
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En conséquence, aux Etats-Unis, entre 1979 et 1997, le PIB réel a augmenté de 38%, mais le revenu des familles moyennes ne s'est accru que de 8% quand le revenu des 1% de familles les plus fortunées a fait un bond de 140%, soit plus de 3,5 fois plus vite que le PIB !
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Au cours des seules années 1995-1997, le gain du Dow Jones a augmenté de 60%. Un tel enrichissement ne s'était pas vu depuis 1929. A la veille du krach, l'indice Dow Jones avait grimpé de 281% par rapport à 1924. Aujourd'hui, une telle hausse n'inquiète guère les intouchables. Celle-ci se déroule en période d'inflation réduite. Les rentes et les profits s'accroissent fortement grâce à l'amélioration de la productivité dopée par l'évolution des techniques et par l'écrasement des salaires. Cette évolution doit aussi beaucoup aux importantes ressources engagées sur ces marchés par les investisseurs institutionels, en particulier les fonds de pensions [...] Pis, leur puissance dépasse ces cadres nationaux. En France, en 2003, la capitalisation des entreprises "dites françaises" du CAC 40 (autrement dit des meilleures entreprises cotées) est détenue à 43,9% par les non-résidents.
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Le revenu moyen d'un patron est passé de 42 fois le salaire moyen de son ouvrier en 1980 à 419 fois en 1998, soit un écart multiplié par 10.
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Dans un tel contexte, indique Alain Cotta, "l'entrepreneur (industriel productif) est devant un choix de plus en plus difficile à affronter : espérer un profit de plus en plus aléatoire dans une conjoncture qui risque de se dérober, ou être sûr d'une rentre permettant au capital financier de s'accroître beaucoup plus vite que n'importe quel revenu : en particulier le salaire". Comment un tel entrepreneur pourrait-il choisir d'investir et de résister à la tentation d'une rente assurée, par ailleurs moins sujette aux prélèvements sociaux ?
Comme on le voit, les mouvements de capitaux sont davantage motivés par des perspectives de gains à court terme que par des possibilités d'investissement productif dans l'économie réelle, ou par des considérations de risque et de rendement à moyen et long terme. "Aussi dans le cyberspace (des intouchables), composé de millions d'ordinateurs en réseau, s'accumulent aujourd'hui des risques comparables à ceux de la technologie nucléaire". Or, le but de l'économie n'est pas de favoriser la montée en puissance d'une minorité ni de lui permettre de contrôler les flux de ressources au niveau mondial, mais de produire efficacement davantage de ressources réelles et d'en garantir une distribution équitable.
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Face à cette révolution des élites, et au chantage à la rentabilité des placements qu'elle implique, les Etats des pays développés ont du mal à régir. Beaucoup de gouvernements pensent encore qu'on peut réduire l'intervention des Etats dans la vie économique et obtenir quasi automatiquement un retour de la croissance et de l'emploi par les seules vertus du marché.
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Pour assurer la compétitivité de leurs entreprises nationales, attirer les entreprises étrangères, et assurer le financement de leurs déficits publics, les Etats des pays riches ont du développer le plus grand projet de dérégulation de l'histoire économique. Ouverture des frontières, démonopolisation des activités, déréglementations aérienne et boursière, privatisation des grandes entreprises publiques, restriction des services publics, retrait de l'Etat des activités économiques, réduction de sa politique sociale ont ainsi conduit à une restructuration en profondeur de l'économie mondiale.
Grâce à cela, le commerce mondial est à 60% entre les mains des transnationales, deux tiers des investissements directs dans le monde sont toujours réalisés dans les pays de l'OCDE, et le reste dans une dizaine de pays du Sud et de l'Est. Mais une telle évolution s'est faite dans le cadre d'une concurrence féroce. La mobilité et la liquidité des capitaux y ont certainement gagné, de même que la productivité, mais pas la croissance. Face à un tel processus, les Etats des pays riches, dont le G7 a lui-même reconnu en mars 1995 qu'ils étaient impuissants devant les forces du marché, ont cédé sur quatre fronts : celui de la monnaie nationale face au dollar, au taux de change américain et à son déficit, celui des salaires, celui de la fiscalité, celui du financement des infrastructures.
Il détaille ensuite chacun de ces quatre fronts (déficit américain, salaires, fiscalité et financement des infrastructures) sur 7 pages (p. 119 à 126). Tout est intéressant, je suis incapable d'en sélectionner certaines parties : il faudra tout lire.
Dans un pays où salariés du public et du privé sont trop occupés à se chamailler pour des miettes d'avantages (plus ou moins légitimes), au lieu de se focaliser sur les milliards d'euros d'évasion fiscale dont ils sont victimes, nulle doute que ce bouquin mériterait d'être déclaré d'utilité publique.
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