lundi 12 janvier 2015

Ni Charlie, ni terroriste : contre l'idéologie du "choc des civilisations"

L'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo est un acte odieux. J'espérais que les criminels qui ont commis ces actes seraient capturés vivants afin qu'ils puissent être jugés et condamnés. Cela n'a malheureusement pas été le cas, mais je salue l'efficacité des forces de l'ordre qui ont été contraintes de les abattre étant donné les circonstances.

Comme tout le monde, j'ai été choqué et révolté par le meurtre des journalistes de Charlie Hebdo. Néanmoins, je ne suis pas d'accord pour faire de ce journal le porte-drapeau de l'unité nationale, ou le soit-disant "grand défenseur de la liberté d'expression".


J'ai toujours défendu la liberté d'expression de Charlie Hebdo. En témoigne l'article que j'ai écrit en 2007 sur Agoravox, et que j'ai repris sur ce blog : "Caricatures de Mahomet" et liberté d'expression : quand l'esprit critique met les voiles. J'y exprimais mon opinion selon laquelle des associations musulmanes avaient eu tort de faire un procès à Charlie Hebdo en invoquant le prétexte d'"incitation à la haine raciale". Mais dans ce même article, j'y contestais également à Charlie Hebdo le statut de "défenseur de la liberté d'expression" qu'il n'a jamais été.
J'y rappelais certaines évidences, comme par exemple le fait que si vous êtes favorables à la liberté d'expression, c'est précisément parce que vous êtes favorables à la liberté d'expression des idées avec lesquelles vous êtes en désaccord, sinon vous n'êtes pas réellement favorables à la liberté d'expression. J'y rappelais également la différence fondamentale entre le fait de défendre une idée, et le fait de défendre la liberté d'expression de cette même idée.
Si ces notions ne sont pas parfaitement claires et évidentes pour vous (elles ne l'étaient pas pour moi avant que je me décide à y réflechir sérieusement), je vous invite à relire l'article que j'avais écrit en 2007, et en particulier à visionner la vidéo de Noam Chomsky (extraite du documentaire "Manufacturing Consent" de 1992) qui lui est associée. La compréhension de ces notions me parait être indispensable pour quiconque veut avoir un avis sur ce qu'est et sur ce qu'implique la défense de la liberté d'expression.


J'ai toujours été pour la liberté d'expression de Charlie Hebdo, même si je trouve que certaines de leurs idées sont profondément dangereuses et néfastes. Je considère comme très important le fait qu'ils puissent continuer à les exprimer (je suis favorable à la liberté d'expression), mais je considère également qu'il est très important qu'une majorité de mes concitoyens réalisent en quoi certaines de ces idées sont dangereuses et néfastes.

Depuis une douzaine d'années, Charlie Hebdo (et bien d'autres journaux) sont sur une ligne éditoriale qui tente plus ou moins subtilement de promouvoir l'idée de "l'inévitable choc des civilisations". Une idéologie qui permet de donner un semblant de légitimité à la politique intérieure et internationale criminelle menée par les escrocs qui nous gouvernent. Ce qui est navrant, c'est que les meurtres de la semaine dernière vont probablement contribuer à renforcer cette idéologie du "choc des civilisations", une idéologie que la ligne éditoriale de Charlie Hebdo (et de bien d'autres journaux) a elle-même contribué à importer et à imposer en France au fil des dernières années.

Olivier Cyran est un ancien journaliste de Charlie Hebdo. Il y a travaillé pendant près de 10 ans avant de quitter le journal en 2001. Il a écrit un article en décembre 2013 dans lequel il analyse la dérive éditoriale de son ancien journal au cours des 10-12 dernières années. C'est l'article le plus intéressant que j'ai lu au sujet de Charlie Hebdo, tous supports confondus. C'est un article qu'il aurait été bon que chacun lise avant de déclarer "je suis Charlie". Mais il n'est jamais trop tard :
http://www.article11.info/?Charlie-Hebdo-pas-raciste-Si-vous


Je comprends très bien que des gens aient eu besoin de se retrouver pour partager leur peine, partager leurs craintes, et partager leur refus de l'intimidation face à la menace terroriste.
Mais personnellement, j'ai refusé d'aller à la manifestation d'hier sous le mot d'ordre "je suis Charlie". Non, je ne suis ni Charlie, ni terroriste. J'y serais volontiers allé si le mot d'ordre avait été quelque chose comme : "pour le refus de l'idéologie du choc des civilisations".


Si demain des meurtriers débarquaient à un repas de famille chez les LePen et assassinaient le père, la fille et la petite fille, quelle serait votre réaction ?  La mienne serait certainement exactement la même que celle que j'ai eue lorsque j'ai appris le meurtre des journalistes de Charlie Hebdo : je condamnerais cet acte horrible, et j'espèrerais que les criminels soient arrêtés et jugés. Mais je refuserais de participer à un défilé sous la bannière "Je suis LePen". Et je m'opposerais à l'idée de faire des LePen l'icone de la démocratie et de l'intégrité en politique.


Aujourd'hui, la machine à broyer les esprits se met en route pour culpabiliser et réduire au silence ceux qui ont osé critiquer la ligne éditoriale nauséabonde de Charlie Hebdo, en les présentant comme les complices des assassins (cf articles : LeMonde, Marianne, ...).
Regardez attentivement cette conversation entre les journalistes Elise Lucet et Nathalie Saint-Cricq (responsable du service politique de France2), qui semble tout droit issue de ce que serait un JT dans une société totalitaire à la Orwell. Admirez leur piètre jeu d'actrices qui font comme si leur dialogue était spontané, alors que chacune récite son texte et sait exactement ce que l'autre va lui répondre :

Elise Lucet : On parle beaucoup depuis quelques jours, Nathalie, d'unité nationale. Mais attention, toute la France n'était pas dans la rue hier.

Nathalie St Cricq : Non Elise, il ne faut pas faire preuve d'angélisme. C'est justement ceux qui ne sont pas Charlie qu'il faut repérer. Ceux qui, dans certains établissement scolaires, ont refusé la minute de silence. Ceux qui balancent sur les réseaux sociaux. Et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale. Et là, l'école et les politiques ont une lourde responsabilité.

Dois-je leur faire une réponse à la Charlie Hebdo ?  Une jolie caricature de moi leur enfonçant la charte de Munich dans le fion à grands coups de pelle, avec une bulle qui dirait : "Allez ça va rentrer, tu vas bien finir par l'intégrer cette charte de déontologie du journalisme".  Du bon gros humour de bon goût à la Charlie ça ma p'tite dame !  Ca devrait leur plaire, non ?  J'ai mal compris la leçon ?

Tout ce cirque médiatique est confondant de médiocrité. L'attentat tragique de la semaine dernière aurait pu nous faire réfléchir et avancer ensemble. Malheureusement il semblerait que ce soit l'inverse qui soit entrain de se produire : des raisonnements simplistes, binaires, à la Georges W Bush ("soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes").
Aujourd'hui, c'est : soit "vous êtes Charlie" (inconditionnellement), soit vous êtes des "islamo-gauchistes" complices des terroristes et vous devrez donc être "repérés" et "traités".


Ce matin j'ai discuté avec Jamila, la femme de ménage que j'emploie à domicile quelques heures par semaine. Jamila est algérienne. Elle est honnête, elle travaille et cotise en France depuis 20 ans. Ses enfants sont français. Je n'ai aucun doute sur le fait que l'éducation et les valeurs qu'elle leur enseigne sont parfaitement compatibles avec celles de la République. Elle ne fait pas de vagues, elle veut juste vivre en paix.
Pourtant, elle m'a confié s'être faite agresser verbalement et menacer physiquement dans le métro parisien vendredi soir à cause du foulard qu'elle porte sur la tête. Des crétins ont vu en elle "la pauvre conne de musulmane voilée", la "menace contre la République", telle qu'elle est systématiquement et invariablement dépeinte dans Charlie Hebdo à longueur d'années. Ils lui ont reproché (à elle !) d'être responsable de l'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, d'être une terroriste qui met en danger la France, et ils ont également menacé de lui casser la gueule. Quelle folie !


Je concluerai avec un petit mot pour mes amis, qui sont nombreux à être allés manifester dimanche en déclarant "je suis Charlie". Vous êtes pour l'instant à l'abri des foudres de Nathalie Saint Cricq et du "traitement" qu'elle réserve aux déviants qui "ne sont pas Charlie". Si vous n'avez pas encore lu l'article d'Olivier Cyran de 2013, je vous en prie faites-le, j'insiste !
Certains d'entre vous, peut-être, pensent qu'il était important d'aller à la manif de dimanche pour dire "non" à la barbarie. A ceux là et aux autres, je vous donne rendez-vous : la prochaine fois que notre gouvernement décidera, en notre nom, de déclencher ou de participer à une guerre illégale au regard du droit international, usant des faux prétextes de promotion de la "démocratie" et "d'inévitable choc des civilisations", irons-nous manifester ensemble pour tenter d'empêcher celle nouvelle folie ?
Irons-nous manifester ensemble, lorsque ceux qui prétendent agir en notre nom et dans notre intérêt, installeront des fondamentalistes religieux au pouvoir en Libye (ou ailleurs), soutiendront des fondamentalistes religieux en Syrie (ou ailleurs), et des néo-nazis en Ukraine (ou ailleurs) ?
François Hollande et toute la smala qui l'entourait dimanche en tête du cortège n'y seront probablement pas. Mais nous, y serons-nous ?