La hausse de salaire de Nicolas Sarkozy avait quelque chose de savoureux dans le sens où les fameux 140% d'augmentation faisaient écho à d'autres, que je mentionnais dans un billet précédent :
En conséquence, aux Etats-Unis, entre 1979 et 1997, le PIB réel a augmenté de 38%, mais le revenu des familles moyennes ne s'est accru que de 8% quand le revenu des 1% de familles les plus fortunées a fait un bond de 140%, soit plus de 3,5 fois plus vite que le PIB !
Mais Le Monde ou Libération nous apprennent que pour le salaire de Sarkozy, il s'agit finalement d'une hausse de 172% et non 140%. C'est décevant parce que du coup ça ne marche plus...
Allez trêve de bla-bla... Maintenant que j'ai fait ma B.A. en citant Le Monde et Libération, passons à des choses un peu plus intéressantes.
En cette période de grève reconductible des transports qui débute, je vous propose un article de Frédéric Lordon, économiste et chercheur au CNRS. Article publié dans l'Humanité le 06 novembre dernier, repris sur ContreInfo le 10 novembre.
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L’ahurissante augmentation du salaire présidentiel a été légitimement rapprochée du dramatique problème de pouvoir d’achat en France. Il est vrai qu’à l’image de l’inénarrable député Lellouche, qui s’indigne que « le président soit payé comme un petit cadre moyen » - 8'000 euros mensuels, les « petits cadres moyens » se sont évidemment reconnus... -, cette affaire a tout pour révéler l’effrayante distorsion des normes induites par la coupure du personnel politique, et donne un équivalent dans son genre de la confusion « du pain et de la brioche » qui faisait jadis les situations prérévolutionnaires. Il n’est pourtant pas certain que la question générale du pouvoir d’achat soit la seule mise en rapport possible, ni même la plus scandaleuse.
Car les principes justificateurs allégués par les auteurs mêmes de cette grande avancée sociale n’ont pas hésité à faire référence à l’« équité », suggérant par là de penser davantage à la réforme des régimes spéciaux, aussi étonnant que ce rapprochement puisse d’abord sembler. À en croire ses partisans les plus inquiets, le président Sarkozy se trouvait en effet dangereusement lésé d’une inégalité de revenu en comparaison de son « collaborateur » François Fillon. Qui pouvait douter que les gouvernements de droite soient plus attachés à la réduction de certaines inégalités que de certaines autres ?
Le point intéressant est cependant ailleurs, et réside plutôt dans la parfaite symétrie, mais évidemment à fronts renversés, des diverses façons de réaliser l’« équité ».
Le salaire de M. Sarkozy est inférieur à celui de MM. Fillon, Bush et Brown, par conséquent il doit être augmenté. L’âge de la retraite des cheminots est plus bas que celui des salariés du privé, par conséquent il doit être retardé. L’identité formelle des deux cas est remarquable : il existe un écart, cet écart est qualifié d’anomalie, il est donc déclaré légitime de la réduire. Les différences réapparaissent quand on considère la pluralité des réductions possibles : car si A diffère de B alors qu’il devrait lui être égal, on peut aligner A sur B, B sur A, ou les deux en un point intermédiaire. Fin de l’arithmétique et début de la politique.
Ainsi l’équité est-elle ce concept aux usages très politiques puisque, merveilleusement polyvalent, il s’offre à justifier tous les ajustements par le haut pour certains, et tous les ajustements par le bas pour les autres.
Il y a donc, au sens le plus stratégique du terme, quelque chose qu’on peut bien appeler une « politique de l’équité », politique de l’ajustement différencié, dont on peut dire qu’elle opère en pratique comme un art du précédent. Car tout est dans la brèche inaugurale, celle qui va créer la différence initiale, mettant en mouvement ensuite le discours automatique de la « réduction ». L’art de « l’équité par le bas » consiste à trouver un point faible. Par exemple, les salariés du privé.
Plus vulnérables, moins syndiqués, ils sont tout désignés pour recevoir en premier le choc des régressions. Une fois le coin enfoncé, il n’y a plus qu’à attendre. Car on peut compter sur le matraquage idéologique par médias interposés pour rendre obsédante l’idée de « l’écart » et, une fois les esprits « attendris » - comme on dit de la viande trop dure -, imposer comme seule solution possible l’égalisation dans la déveine. L’art de « l’équité par le haut » recherche, lui, une référence brillante, un hors norme auquel s’accrocher - pour reconstruire la norme, en plus avantageux.
Par exemple, un président étranger, un premier ministre qu’une législature antérieure a réussi à propulser en douce, ou pour une autre catégorie, très préoccupée elle aussi de cette forme-là « d’égalité », les « patrons américains ». Les patrons américains font peu ou prou le même travail que les patrons français. Mais force est de constater qu’ils sont beaucoup plus riches. L’injustice est manifeste, le rattrapage s’impose...
C’est peut-être parce que le rattrapage ne s’impose que pour ces « injustices »-là, parce que l’« équité » est devenue ce critère à géométrie si honteusement variable qu’il y a un enjeu politique décisif dans les mouvements de résistance à la réforme des régimes spéciaux, condamnés, eux, à la mauvaise équité et à la propagande du ressentiment, celle qui persuade les salariés attaqués en premier que le progrès social n’existera plus pour eux et ne leur laisse plus que l’espoir triste de voir tous les autres « ajustés » à leur tour.
De toutes les escroqueries intellectuelles du libéralisme économique, la plus accomplie est probablement celle qui aura consisté en la captation réussie du thème de l’égalité pour en faire le motif de l’arasement général des conquêtes qui, à défaut de faire la vie « bonne » aux salariés, la leur faisaient moins mauvaise. Et l’on peut compter sur cette lecture libérale particulièrement vicieuse de l’égalité pour démanteler le CDI sous prétexte qu’il en est de plus en plus qui sont au CDD, pour supprimer complètement le repos dominical puisque certains travaillent déjà le dimanche, ou, pourquoi pas, pour déplafonner sans restriction le temps de travail au motif que l’on compte déjà beaucoup de surmenés.
À l’image du discours d’inversion qui fait passer l’opposition à la régression pour du conservatisme, et les « pas encore ajustés » pour des « nantis », la réforme des retraites ne cesse de revendiquer la « justice » et n’est pas loin de se donner pour « sociale »... Il est peut-être temps de remettre à l’endroit ce parfait sens dessus dessous. C’est pourquoi la lutte contre la réforme des régimes spéciaux offre une occasion de ne surtout pas manquer de récupérer « l’égalité » et d’en réaffirmer le sens originel, qui n’a jamais été celui de la convergence pour le pire.
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5 commentaires:
Très intéressant. Au passage, cela est aussi vrai de tous les grands mots, y compris de la "liberté". Liberté pour qui ? Pour les employeurs. Mais les employés ?
Intéressant.
Un commentaire sur le salaire de Sarkozy : tout le monde parle d'une augmentation de 172%, alors que l'on sait très bien que ce n'est pas le cas stricto-sensu, notamment s'il tient son engagement de transparence sur le budget de l'Elysée. Tout le problème est là. Si, en parallèle de son "augmentation", les frais et "enveloppes" annexes sont limitées et mises sous contrôle, l'Etat sera gagnant et le citoyen aussi.
L'erreur de Sarkozy, et c'est ce qui est drôle, est ici avant tout médiatique.
Moralité : qui a vécu par l'épée périra par l'épée.
J'aime bien cette morale... Ah, mais où sont donc passés les fabulistes d'autrefois ?
Pas sur TF1, en tout cas, vu le temps d'antenne occupé par notre cher monarque.
Sinon, ce texte est d'une justesse remarquable, d'ailleurs il parle merveilleusement à mon côté gauchiste-antipolitique... Non-sens, je sais.
N'empêche que je me demande comment notre chef des médias démocratiquement élu va se débrouiller pour faire face à la crise politico-économique mondiale qui se profile, avec les bourdes de plus en plus nombreuses dont il nous gratifie avec bonheur.
Un non-votant qui jubile des contradictions et absurdités qui sont le cortège habituel des "élus"... Et qui se félicite de ne pas être destiné à toucher une retraite, dans un monde qui ne pourra peut-être en payer aucune...
seleinos -> Un monde qui ne pourra en payer aucune, c'est-à-dire ?
Nous sommes toujours plutôt riches en tant que pays. Pourquoi ne pourrions nous pas financer nos retraites ?
Je dis "peut-être" simplement parce que jamais aucun lendemain n'est sûr... C'est certes un problème philsophique, mais il n'en est pas moins essentiellement concret.
Notre société ne vit jamais dans le moment présent, elle nous force à vivre dans un ailleurs et dans une autre époque, nous fait miroiter le mythe du progrès en même temps que la possibilité de se mettre à la retraite.
Or nos sociétés sont certes riches, et de ce fait se croient à l'abri de tout, alors que notre économie n'est qu'un colosse aux pieds d'argile, fortement dépendante du pétrole.
Lorsque l'ère du pétrole bon marché sera terminée, quelle garantie avons-nous que nos économies resteront suffisament solides et stables pour nous permettre de toucher une retraite décente ?
C'est juste une question. Personnellement, plutôt que d'espérer qu'au troisième âge, je pourrais me payer le club med, je préfère vivre ma vie au jour le jour, et en profiter dès aujourd'hui... L'avenir dira, pour poursuivre dans la moralité fabuleuse, qui aura été trop cigale ou trop fourmi... Dans la fable, c'est la cigale qui était trop confiante en l'avenir, aujourd'hui, c'est selon moi le tour de la fourmi...
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