Je voudrais revenir sur le coté ambigu de la formule "Je suis Charlie".
Je
me suis amusé à poser la question autour de moi : "Qu'est ce que la
formule << Je suis Charlie >> signifie pour toi ?"
A l'exception notable d'un ancien collègue, qui m'a fait cette réponse cinglante par email :
"Je suis Charlie", ça veut dire "je suis un con lobotomisé par le système jusqu'à la moëlle" (à mon humble avis).
(Je développe plus tard)
En
général, les personnes à qui j'ai posé la question m'ont plutôt fait
l'une ou l'autre (ou parfois les deux) réponse(s) suivante(s) :
1) "Je suis Charlie" pour défendre la liberté d'expression
2) "Je suis Charlie" parce que je ne suis pas d'accord pour qu'on tue des gens à cause de leurs idées
Je trouve que ces deux réponses ne sont pas plus convaincantes l'une que l'autre.
1)
Même si c'est quelque chose qu'on a entendu en boucle sur les télés et les
radios, il est faux de dire :
Je suis pour la liberté d'expression <=> "Je suis Charlie" et je fais de la pub pour Charlie Hebdo.
Cette équivalence est même doublement fausse (les deux implications sont fausses) :
- Il existe des fans de Charlie Hebdo qui sont contre la liberté d'expression.
- Il existe des gens qui sont pour la liberté d'expression et qui sont
très critiques vis à vis de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo (c'est
mon cas, je l'ai clairement expliqué dans cet article).
2)
Moi aussi je suis évidemment contre le fait qu'on assassine des gens.
Mais ce n'est pas du tout ce que dit la formule ambigüe "Je suis Charlie".
J'insiste
sur le coté ambigu de cette formule : chacun peut y plaquer la
signification qu'il veut. Pour moi, "Je suis Charlie" signifie : "Je ne
fais qu'un avec Charlie". En d'autres termes : "Je partage totalement et
sans réserve la ligne éditoriale de Charlie Hebdo". J'essaie de me raisonner, en me disant que les millions de personnes qui ont repris ce slogan à leur compte ne l'entendent pas nécessairement comme ça, ou même parfois ignorent ce que cela pourrait signifier. Si tous ceux qui ont dit "Je suis Charlie" étaient réellement Charlie et pensaient réellement Charlie, je trouve que la situation serait terrifiante. A nouveau, pour ceux qui ne l'ont pas lu, je vous renvoie vers
mon article précédent.
Qu’est
ce que la formule "Je suis Charlie" signifie comme position vis à vis
d’une politique extraordinairement hypocrite qui consiste d’une part à
décréter un deuil national lorsque des journalistes sont assassinés en
France, tout en continuant par ailleurs à entrainer et à armer des
groupes fondamentalistes religieux dans le but de renverser un régime
qui refuse de traiter avec nos multinationales chéries (dont certaines
d'entre-elles, comme par exemple Total, ne paient d'ailleurs aucun impôt
sur les sociétés en France) ?
A l'heure ou François Hollande fait un bond fulgurant de 21 points dans les sondages d'opinions favorables (
article LeFigaro), il me parait intéressant de revenir un peu plus en détail sur ce
fameux numéro spécial du journal l'Express du 21 janvier, titré
"
L'internationale DJIHADISTE". Sur la couverture on peut également lire :
"
Le double jeu des amis de l'Occident", "
Les failles du renseignement",
et "
L'hypocrisie des politiques français". Avec une couverture
pareille, ceux qui :
- connaissent les propos de Laurent
Fabius (Ministre des Affaires Etrangères en exercice) qui déclarait en
décembre 2012 que l'organisation terroriste Al-Nosra "fait du bon boulot
sur le terrain" en Syrie
- savent que François Hollande a
reconnu que la France a livré illégalement des armes à la très floue
"opposition Syrienne", en violation des règles du droit international
- sont au courant que le 15 janvier dernier (donc 8 jours APRES
l'attentat contre Charlie Hebdo, 4 jours APRES la grande marche du 11
janvier, et 6 jours AVANT la publication de ce numéro de l'Express), le
Pentagone a annoncé l'envoi de 400 nouveaux militaires pour "former les
rebelles syriens", en partenariat avec nos grands potes de Turquie, du
Qatar et d'Arabie Saoudite
... se disent : bah dis donc, il va être drôlement intéressant ce numéro de l'Express, ça va envoyer du bois !!!
Je vous laisse en juger par vous-même...
J'ai
eu un premier haut-le-coeur lorsque j'ai constaté que le journal
commence (après 7 pages de pub, quand même...) par un
édito insipide et
totalement dénué d'intérêt de Christophe Barbier, qui nous explique sans
rire que "
François Hollande a été élu président de la République le 11 janvier 2015 par 5 millions de piétons" (!!!)
Mais
je me suis ressaisi, et j'ai lu assidûment le dossier sur le
"Djihadisme international", qui court sur 24 pages (dont 4 de pub).
On y apprend par exemple que "La Turquie, le Qatar ou l'Arabie Saoudite ont cultivé ou cultivent encore un rapport ambigu avec l'islam radical". On y apprend que "Depuis
le début de la guerre civile en Syrie, Ankara, qui veut faire tomber
Bachar el-Assad, est accusé de fermer les yeux face au passage sur son
territoire, en sus des armes et de toutes sortes de contrebande, des
centaines de jeunes djihadites européens". La Turquie, qui veut faire tomber Bachar el-Assad (n'est-ce pas également le cas de la France ?), est soupçonnée "d'avoir livré des armes à certains groupes rebelles islamistes syriens - ce que le gouvernement nie".
Donc
si je comprends bien le point de vue développé dans l'Express : la
Turquie est soupçonnée d'avoir livré des armes à des groupes rebelles
islamistes syriens, mais pas la France. Les lecteurs de l'Express qui
ignoraient les déclarations de Laurent Fabius (chantant les louanges du
Front Al-Nosra) et de François Hollande (reconnaissant avoir fait livrer
des armes à "l'opposition syrienne") resteront ignorants.
En
lisant ce dossier de l'Express, on apprend que nos alliés du Moyen-Orient ont certes un peu joué au con en étant très tolérants vis à
vis du financement de groupes fondamentalistes en Syrie, mais que ça
c'était avant. Maintenant ils ont compris que c'était mal. C'est du
moins ce que je comprends par : "Avec retard, la monarchie semble
avoir compris qu'elle nourrissait de futurs ennemis, qui accusent la
famille Al-Saoud vieillissante d'être vendue aux Etats-Unis : inquiète
du départ de ses jeunes, elle a ainsi criminalisé ses organisations
djihadistes, comme Daech ou le Front Al-Nosra, le bras armé d'Al-Qaeda
en Syrie, au printemps dernier (les Emirats arabes unis ont fait de
même)".
La mise en page, qui met bien en évidence de la citation de Maurice Leroy (président du groupe d'amitié France-Qatar, disant : "
La CIA et nos services secrets auraient déjà sorti des choses, s'il y en avait"),
en grosses lettres rouges, nous signale que la messe est dite :
circulez, il n'y a rien à voir.
Il ne sera fait aucune réelle analyse de la
politique Française dans ce dossier de l'Express. La question centrale
de la participation (illégale au regard du droit international) des
Etats-Unis ou de la France dans l'armement et l'entrainement de milices
armées qui mettent la Syrie à feu et à sang depuis plus de 2 ans ne sera pas
abordée. Exit toute réflexion au sujet de cette politique illégale et
criminelle, et de ses conséquences désastreuses à la fois sur le plan
national et sur le plan international.
On aurait raisonnablement pu attendre, de la part d'un journal sérieux qui réaliserait un dossier de 20 pages traitant de la question du "Djihadisme international" (en particulier lorsqu'il prétend dénoncer "l'hypocrisie des politiques français" sur sa couverture), qu'il abordre sérieusement la question de la possible future traduction en justice devant la Cour Pénale Internationale (CPI) de messieurs Laurent Fabius et François Hollande (entre autres), afin qu'ils y répondent des accusations de
crime d'agression à l'égard de la Syrie. Mais on est à des années lumières de ça avec l'Express.
Le dernier article du dossier de l'Express met en valeur le "Philosophe" Abdennour Bidar, qui "refuse tous les amalgames". Mais qui pourtant nous dit (et là encore c'est bien mis en évidence en grosses lettres rouges) : "Nos concitoyens musulmans doivent passer du réflexe de l'autodéfense à la responsabilité de l'autocritique". Ah bon, seulement nos concitoyens musulmans ?
Vous pouvez trouver l'intégralité du dossier de l'Express
ici.
Comment
peut-on ne pas voir, avec cette histoire de Charlie / djihadisme
international, une illustration flagrante du phénomène qu'analysait Noam
Chomsky dans le documentaire
Manufacturing Consent, et que je mettais
en évidence dans
ce billet ?
C'est
frappant de constater à quel point les analyses et les conclusions de
ces travaux, anciens de 25 à 30 ans, semblent s'appliquer tout à fait à
la situation qui est la notre aujourd'hui :
La raison pour laquelle ces atrocités continuent, c'est parce que
personne n'est au courant. Si les gens étaient au courant, il y aurait
des manifestations et des pressions pour y mettre un terme. Par conséquent, en supprimant
les faits, les médias jouent un rôle majeur.
[...]
Ce
sont des choses à garder en tête. Ce ne sont pas des jeux d'esprit : on
n'est pas entrain d'analyser les médias sur la planète Mars, ou au
XVIIIème siècle, ou un truc dans le genre. On est entrain de parler de
vrais être humains qui souffrent, meurent, sont torturés et crèvent de
faim à cause de politiques auxquelles nous sommes mêlés. Nous, en tant
que citoyens de sociétés démocratiques, sommes directement responsables
des politiques qui sont menées en notre nom. Les médias quant à eux
s'assurent que nous n'assumions pas ces responsabilités. Ils font en
sorte de servir les intérêts du pouvoir. Pas les intérêts des gens qui
souffrent, et même pas non plus les intérêts des citoyens américains
(ndlr ou français), qui seraient horrifiés d'apprendre qu'ils ont du sang
sur les mains à cause de la manière dont ils se laissent duper et
manipuler par ce système.
"Je suis Charlie" ? Sérieusement ?
Si
demain, Jean-Marie et/ou Marine Lepen, Laurent Fabius, Nicolas Sarkozy,
François Hollande, Dieudonné M’bala, ou des journalistes de l’Express
étaient assassinés par des meurtriers, diriez-vous tour à tour : "Je
suis Lepen", "Je suis Fabius", "Je suis Sarkozy", "Je suis Hollande",
"Je suis Dieudonné" ou "Je suis l’Express" ?
Moi non. Je ne
suis aucun de ceux là. Je suis Français, et j’en ai assez que les élus
qui prétendent me représenter et que les médias qui prétendent
m’informer me prennent pour un con, en essayant de faire de moi un
complice de cette politique.
Je suis sûr que nous sommes potentiellement des millions dans ce cas.